C'était en juillet 1996, à Brazzaville : rendant visite
à un Congo à l'image d'une grande partie de l'Afrique dite " francophone " -
appauvri, divisé, usé, sous perfusion -, le président français Jacques Chirac,
regardant loin derrière et loin devant, s'était efforcé de renouer avec l'esprit du
général de Gaulle, son modèle, qui avait promu cinquante ans plus tôt cette même
ville capitale de la France libre, puis de l'Union française. Une reconnaissance des
torts des anciens colonisateurs européens, responsables pendant quatre siècles d'une
" extraordinaire saignée de l'Afrique, par la traite et l'esclavage ", dont le
continent se ressent toujours, et qui exige encore aujourd'hui réparation. Un acte de foi
dans une Afrique qui, loin des apocalypses du moment, s'apprête à renouer à nouveau
avec la croissance, à " inventer ses propres modèles ", et à affronter les
grands rendez-vous de la mondialisation.
Mais, pour le présent, un " afro-optimisme raisonnable ",
appuyé sur une discrète révision de la pensée officielle : la réussite jugée
" incontestable " des plans d'ajustement structurel, mis en forme par des
institutions financières internationales longtemps critiquées par Paris, mais "
indiscutablement humanisées " ; l'échec des démarches de conditionnalité
politique mises en honneur par le président François Mitterrand, à partir du sommet
franco-africain de La Baule, en 1990, qui n'auront engendré qu' " une démocratie de
façade, sans adhésion de l'esprit et du coeur " ; l'ambition plus modeste
désormais d' " inspirer un désir démocratique ", dans le respect des "
spécificités " et de l' " authenticité " africaines, tout en continuant,
grâce à l'aide au développement, de contenir une immigration " qui pourraît être
ou devenir trop importante, et qui viendrait notamment d'une Afrique désespérée
" (1).
Il est vrai que ce " réalisme minimaliste ", ce " smig
démocratique " (2)
dont paraît se contenter désormais l'exécutif français , sont - plus que de grands
desseins gaulliens - en phase avec l'état réel d'un pays qui se découvre chaque jour un
peu plus " puissance moyenne ", et d'un édifice politique franco-africain dont
les piliers = coopération, monnaie, immigration, défense = ne cessent de se lézarder.
La paralysie, en pleine crise zaïroise, début novembre, du dispositif
militaire français prépositionné en Afrique centrale - Gabon, Tchad, Centrafrique - est
le signe le plus récent de cette " impuissance ". Pour la première fois,
l'Etat français n'aura pas été en mesure de mettre en oeuvre lui-même, et rapidement,
dans sa zone d'influence naturelle, une de ces interventions militaro-humanitaires dont il
a longtemps eu la maîtrise quasi exclusive sur le continent noir.
Rejeté par le gouvernement rwandais, comme ayant pris fait et cause,
dans le passé, pour le régime dictatorial du président Juvénal Habyarimana ;
barré par les rebelles de l'Est zaïrois, comme étant partie dans le conflit, en raison
de son soutien au maréchal Mobutu Sese Seko ; boudé par les Américains, auxquels
Paris a pourtant été jusqu'à proposer, à partir du 10 novembre, pour emporter leur
adhésion, de prendre la tête et la direction de l'opération, l'Etat français a payé
sa politique imprudente et déséquilibrée ces dernières années dans la région des
Grands Lacs. Il n'a pu tenir son rang, cette fois, aux yeux du monde et du " pré
carré" francophone, tandis que la population des camps était laissée sans
assistance pendant plusieurs semaines.
Dans l'incapacité politique d'y aller seul, Paris est apparu en effet
comme " tétanisé" par le précédent de l'opération " Turquoise ",
déclenché 1994 avec l'accord du président Mobutu Sese Seko, à partir des têtes de
pont de Goma et de Bukavu. L'établissement, au sud-ouest du Rwanda, d'une " zone
humanitaire sûre ", où s'étaient repliés les Hutus fuyant l'avance du Front
patriotique rwandais, avait permis également le repli des miliciens " génocideurs
" et des restes des forces armées rwandaises, et créé, avec l'installation d'un
million de réfugiés dans des camps de fortune zaïrois proches de la frontière, un
abcès durable. Et les conditions des explosions de ces dernières semaines...
Malgré - ou à cause ? - de la multiplication des offres de
service de Paris, et des appels répétés, parfois pathétiques, du gouvernement
français pour susciter des appuis ou ralliements à ses propositions, voire pour passer
le flambeau, il aura fallu d'interminables semaines avant qu'une opération internationale
soit mise sur pied, le principal partenaire pressenti - les Etats-Unis - réussissant à
en retarder la mise en oeuvre concrète : ainsi, après la progression des rebelles,
l'ouverture des camps et l'exode de la majorité des réfugiés vers le Rwanda, la mission
de " sécurisation " à but humanitaire avait-elle perdu une part de sa raison
d'être.
Depuis la vague des indépendances, dans les années 60, la France -
seule ex-métropole coloniale à avoir maintenu des troupes sur le continent - est
pourtant intervenue militairement en moyenne une fois tous les deux ans, et à trois
reprises ces derniers mois en République centrafricaine, pour aider le régime du
président Ange-Félix Patassé à contenir des mutineries de soldats (3).
La plupart des contingents permanents - 8 700 hommes prépositionnés d'Est en Ouest,
en application d'accords de défense conclus avec sept pays - sont présents depuis plus
de trente ans. Ces troupes relevant en majorité de l'infanterie de marine ou de la
Légion étrangère, disposent d'un savoir-faire hérité, pour le meilleur et pour le
pire, des temps coloniaux.
En dépit des profondes modifications du paysage géopolitique - la fin
de l'affrontement Est-Ouest, la vague démocratique des années 90 -, le dispositif a
été maintenu en l'état : il s'agissait de ne pas ajouter à la déstabilisation
ambiante, de ne pas déplaire aux gouvernements des pays hôtes, et, pour Paris, de
défendre, au moins autant que ses intérêts économiques (notamment pétroliers, en
Afrique centrale), sa stature internationale (4).
" Seul le continent africain donne à la France l'illusion d'être une grande
puissance ", ironisait un éditorialiste de l'opposition ivoirienne, après la
deuxième intervention militaire française en quelques semaines en République
centrafricaine (5)...
Velléités réformatrices
CES dernières années, en raison du flou qui continue d'entourer les
modalités d'intervention, les critiques de cette " coopération " militaire se
sont multipliées : immobilisme, manque de transparence, priorité au bilatéral...
Du côté de l'opposition socialiste, on souhaiterait, dans une étape transitoire, une
rationalisation du dispositif des bases, qui serait concentré sur trois plates-formes
stratégiques (comme Djibouti, le Centrafrique et le Sénégal), avec suppression des
bases " politiques " (Gabon, Côte-d'Ivoire). Et une redéfinition des accords
de défense, afin d'en exclure les clauses visant à la défense de régimes
politiques (6).
Dans le futur, on préférerait pouvoir " multilatéraliser " la coopération
militaire, en signant des accords avec des alliances régionales de sécurité, plutôt
qu'avec des Etats, et en mettant l'accent sur de nouveaux axes de coopération, comme la
formation civique des armées, la lutte contre les trafics d'armes et de drogue, etc.
L'Observatoire permanent de la coopération française (7) préconise de son côté " un élargissement progressif
et non discriminatoire des dispositifs de formation de la coopération militaire
française hors du " pré carré" ", ainsi qu'un appui au projet de
création d'une force interafricaine d'intervention qui permettrait de " dégager la
France de sa trop grande proximité de certains régimes africains ". Cet organisme
relève également que, jusqu'ici, la France n'a pas mis son savoir-faire militaire et ses
moyens, pourtant sans équivalent sur le continent, au service de la création d'un "
espace africain de sécurité ", pour accompagner les tentatives sous-régionales
d'intégration politique ou économique.
Dans l'immédiat, les pouvoirs publics français paraissent surtout
soucieux , à la lumière des mutineries de soldats de ces derniers mois dans plusieurs
pays francophones (8)
, d'aider les Etats à payer le plus régulièrement possible les soldes des
militaires ; d'éviter de se trouver pris dans l'engrenage d'interventions à
répétitions, comme en Centrafrique ; et de mettre en place des systèmes d'analyse
et d'alerte fiables, afin de ne pas être le jouet des événements, comme cela a paru se
produire lors de plusieurs crises africaines.
La profonde réforme de l'armée de terre française , avec
professionnalisation complète et réduction d'un tiers des effectifs , devrait amener,
dans les cinq ans, quelques changements outre-mer, même si Paris a promis que le réseau
de bases en Afrique ne serait pas substantiellement affecté. Un allégement du dispositif
Epervier, au Tchad, ainsi qu'une baisse d'un quart des effectifs de la base de Djibouti ,
la principale installation militaire française à l'étranger , sont cependant prévus,
de même qu'une modification du régime des affectations : une logique de têtes de
pont, avec effectifs permanents réduits et renforts tournants, tous les trimestres, se
substituerait à l'actuelle logique de garnison, pour des raisons d'économie et de
motivation des troupes métropolitaines, au risque de commencer à perdre ce qui était un
des atouts historiques de ces unités : leur connaissance unique du terrain (9).
Une telle évolution est déjà largement amorcée dans le domaine
civil, où il n'existe plus de formation spécifique pour les coopérants et diplomates
affectés outre-mer. Elle recoupe le débat sans fin sur l'organisation institutionnelle
de la coopération, et notamment sur l'étendue de son champ. Soit limité au " pré
carré " francophone, dans le cadre d'un maintien de la spécificité des relations
franco-africaines à l'ancienne (comme les pratiquent encore les " cellules "
africaines de l'Elysée). Soit étendu à l'ensemble du continent (comme ce serait le cas
d'un ministère délégué à l'Afrique, une des hypothèses envisagées par les
socialistes) ou à tous les pays ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique), comme pour l'actuel
ministère de la coopération (dont la dotation budgétaire n'a pas été augmentée pour
autant). Ou encore indifférencié, dans le cadre d'une réintégration au droit commun,
le Quai d'Orsay s'occupant aussi bien -
ou aussi mal ! - du Congo que du Honduras, de la Guinée que de la
Chine.
Les velléités réformatrices de M. Alain Juppé, le premier
ministre français, qui - quelques mois après sa nomination, en juin 1995 - avait
justement cru pouvoir annoncer pour 1997 la disparition du ministère de la
Coopé-ration
(10), ont buté sur la résistance d'un lobby " foccartien " encore
vivace
(11). A l'occasion du sommet de la francophonie, en 1995, à Cotonou, le
président Chirac avait tranché en faveur du maintien d'une structure ministérielle
spéciale, comme interlocuteur privilégié des Etats africains. Il ne laissait à son
chef de gouvernement, dans le cadre de l'impossible réorganisation d'un secteur connu
pour son foisonnement et sa propension à offrir un espace à des guérillas
administratives franco-françaises-coopération, affaires étrangères, Trésor, défense,
équipement, francophonie, audiovisuel, etc. -, que le soin de présider un fantomatique
comité interministériel d'aide au développement.
Ce débat, presque aussi ancien que la Ve République, ne retrouve un
véritable intérêt que parce que le navire de la " Françafrique " tangue,
entre mutineries et accusations de complicités de génocide, dinosaures revenants et
rectification politique, charters d'immigrés et dévaluation " historique " du
franc CFA. Avec - sur fond de misère, d'insécurité, de diminution constante de l'aide
publique française
(12) - une francophobie croissante. En témoignent, par exemple, la destruction
par des manifestants du centre culturel français à Bangui, en mai dernier ; ou les
vives protestations au Mali, en août 1996 - après l'évacuation des immigrés de
l'église Saint-Bernard, à Paris. De la base au sommet on a accusé la France d'avoir
" oublié " l'impôt du sang payé, pour elle, par des Africains, dans les
conflits coloniaux et les guerres mondiales.
Au même moment, en octobre dernier, le chef de la diplomatie
américaine, M. Warren Christopher, effectuait une tournée sur le continent africain
qui n'avait pas eu d'équivalent depuis six ans, avec pour première étape, un pays
francophone - le Mali justement. Prise pour cible, tout au long de ce voyage, la France
fut ouvertement soupçonnée de traiter ses colonies " comme un domaine privé
", de maintenir des " liens paternalistes " avec l'Afrique, de prétendre
continuer à exercer une " patronage exclusif " sur des " sphères
d'influence "
(13). Tandis qu'était présentée une proposition pour un " nouveau
partenariat politique et militaire " entre le continent noir et les Etats-Unis,
pouvant déboucher sur la création d'une " force africaine de réaction aux crises
" qui bénéficierait du financement, de l'entraînement, de l'équipement et du
soutien logistique des forces américaines
(14). Le chef du département d'Etat, foulant allègrement les plates-bandes du
petit " parrain " français du continent noir, renouvelait ainsi,
l'avertissement lancé dès 1994 par le défunt secrétaire au commerce, Ron Brown, issu
de la communauté noire américaine : la théorie du partage des responsabilités,
qui avait cours durant la guerre froide, n'a plus lieu d'être ; le temps des "
chasses gardées " en Afrique est bien fini.Et un diplomate américain, à Bamako,
pouvait ironiser, à l'africaine : " La France est comme la première épouse,
celle qu'on n'a pas choisie. Nous sommes la deuxième femme, souvent la préférée (15) . "